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De la simple à la double matérialité, comment la CSRD redéfinit les priorités des entreprises ?

Rédigé par Anaïs BRIFFARD | 23/10/2025

Longtemps réservée aux auditeurs financiers, la matérialité s’est imposée comme un outil clé du pilotage RSE. Avec la directive CSRD, elle prend une nouvelle ampleur, celle de la double matérialité, qui oblige les entreprises à regarder à la fois ce qui les affecte… et ce qu’elles affectent. Une révolution méthodologique, récemment revisitée par l’EFRAG pour en faciliter l’application. 

 

Mais comment savoir quels impacts comptent vraiment ? Comment éviter de se perdre dans une avalanche de données ou de sombrer dans le greenwashing ? C’est ici qu’intervient la notion de matérialité, ce filtre stratégique qui permet de distinguer l’essentiel du superflu. 

 

L’entreprise durable ne se pilote plus à l’intuition. Face aux exigences croissantes des régulateurs, des investisseurs et des citoyens, elle doit démontrer, chiffres à l’appui, sa capacité à réduire ses impacts négatifs et à maximiser ses contributions positives. Après avoir posé la question du coût de l’inaction, il est temps de s’intéresser à ce que l’on choisit de mesurer et pourquoi

 

La matérialité : un concept venu de l’audit 

Avant de devenir un pilier du reporting extra-financier, la matérialité était un terme réservé aux commissaires aux comptes. Dans le monde de l’audit, elle désigne le seuil de significativité, c’est à dire le point à partir duquel une erreur ou une omission dans les états financiers est jugée suffisamment importante pour influencer les décisions des parties prenantes. Autrement dit, c’est ce qui mérite d’être signalé, parce que cela peut changer la donne. 

 

Transposée à la RSE, la matérialité devient un outil de tri stratégique. Elle permet à l’entreprise de prioriser ses enjeux en fonction de leur importance pour elle-même… et pour ses parties prenantes. Cette double lecture se traduit souvent par une matrice de matérialité simple, où les enjeux sont positionnés selon deux axes : 

  • L’impact sur l’entreprise (risques, opportunités, performance), 
  • L’importance pour les parties prenantes (attentes sociétales, réputation, pression réglementaire). 

Ce croisement donne naissance à une cartographie des enjeux "matériels", ceux qui doivent faire l’objet d’une attention particulière, d’une politique dédiée, voire d’un reporting spécifique. 

 

Mais attention, la matérialité n’est pas une simple formalité, elle engage l’entreprise dans un exercice de transparence, de dialogue et de responsabilité. Elle oblige à se poser les bonnes questions : Quels sont mes impacts ? Qui est concerné ? Qu’est-ce qui compte vraiment ? 

 


Calculer l’impact : Pourquoi la matérialité est indispensable? 

Dans le sillage du reporting extra-financier, le calcul d’impact s’impose comme une nouvelle grammaire de la performance. Il ne s’agit plus seulement de raconter ce que l’entreprise fait, mais de mesurer ce qu’elle produit — ou détruit — dans son interaction avec le monde. Empreinte carbone, égalité salariale, biodiversité, droits humains… les indicateurs se multiplient. Mais tous ne se valent pas. Et surtout, tous ne sont pas pertinents pour toutes les entreprises. 

 

C’est là que la matérialité entre en jeu. Elle agit comme un filtre stratégique, permettant de sélectionner les impacts qui comptent vraiment. Ceux qui sont susceptibles d’influencer les décisions des parties prenantes, ou de transformer durablement l’entreprise. En d’autres termes, la matérialité donne du sens au calcul d’impact. Elle évite de tomber dans le piège du reporting "catalogue", où l’on coche des cases sans cohérence ni vision. 

 

Prenons un exemple : une entreprise du secteur textile n’aura pas les mêmes enjeux matériels qu’un acteur du BTP ou qu’une banque. Pour l’une, les conditions de travail dans la chaîne d’approvisionnement seront centrales ; pour l’autre, ce sera la consommation de ressources ou l’impact sur les écosystèmes. La matérialité permet de contextualiser les impacts, de les relier à la stratégie, au modèle économique, aux parties prenantes concernées. 

 

Mais ce processus ne s’improvise pas. Il suppose une analyse rigoureuse, souvent participative, intégrant des données internes, des benchmarks sectoriels, des consultations avec les parties prenantes. Il exige aussi de définir des seuils de matérialité, c’est-à-dire des niveaux à partir desquels un impact devient significatif. Et surtout, il doit être documenté et transparent, car c’est sur cette base que repose la crédibilité du reporting. 

 

En somme, calculer les impacts, ce n’est pas seulement produire des chiffres. C’est faire des choix, assumer sa responsabilité vis-à-vis du monde qui nous entoure. Et c’est, de plus en plus, répondre à une obligation réglementaire comme nous allons le voir avec la CSRD et sa logique de double matérialité. 

 

Double matérialité : La vision européenne du reporting de durabilité 

La matérialité n’est plus seulement un outil d’analyse, elle est devenue une obligation réglementaire. Avec l’entrée en vigueur de la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), les entreprises sont désormais tenues d’adopter une approche dite de double matérialité. Une exigence qui change profondément la manière de penser le reporting de durabilité. 

 

Deux regards sur les impacts 

La double matérialité repose sur deux perspectives complémentaires : 

  • La matérialité financière : Quels enjeux ESG ont un impact sur la performance de l’entreprise ? 
  • La matérialité d’impact : Quels impacts l’entreprise génère sur la société et l’environnement ? 

Autrement dit, il ne s’agit plus seulement de mesurer les risques que le climat ou les inégalités font peser sur l’entreprise, mais aussi les risques que l’entreprise fait peser sur le climat ou les droits humains. Cette approche élargie reflète une vision européenne du développement durable, fondée sur la responsabilité et la transparence

 

Une obligation inscrite dans la CSRD 

La CSRD impose cette double lecture à toutes les grandes entreprises européennes, depuis janvier 2025. Elle s’appuie sur les ESRS (European Sustainability Reporting Standards), élaborés par l’EFRAG, qui détaillent les exigences de reporting. Le standard ESRS 2, notamment, encadre le processus d’évaluation de la matérialité à travers deux exigences clés : 

  • IRO-1 : Description du processus d’identification des impacts, risques et opportunités. 
  • IRO-2 : Présentation des enjeux jugés matériels et des informations associées. 

L’ESMA (European Securities and Markets Authority - Autorité européenne des marchés financiers), dans sa déclaration publique de juillet 2024, insiste sur la rigueur attendue dans ce processus : documentation, transparence, gouvernance, consultation des parties prenantes… Rien ne doit être laissé au hasard. 

 

Un débat international encore ouvert 

Cette approche européenne n’est pas sans controverse. À l’échelle internationale, les partisans de la double matérialité affirment qu’une simple analyse risque-opportunité du point de vue des actionnaires ne permettra pas une transition compatible avec l’Accord de Paris, ni une meilleure prise en compte des limites planétaires. À l’inverse, les voix anglo-saxonnes et certains acteurs de marché craignent une inflation normative, des coûts de conformité accrus et une perte de comparabilité internationale. 

 

En 2025, le débat s’est intensifié autour de la nécessité d’interopérabilité : l’ISSB (International Sustainability Standards Board), propose ainsi que l’UE adopte d’abord ses standards, en y ajoutant la couche de double matérialité, tandis que l’UE cherche à faire converger ses propres orientations avec la dimension financière de l’ISSB, sans abandonner l’ambition d’une responsabilité sociétale élargie.

 

Ce débat entre matérialité simple et double matérialité reflète deux visions du rôle de l’entreprise dans la société. L’Europe a tranché : les entreprises doivent rendre compte de ce qu’elles subissent… et de ce qu’elles causent. 

 

Les évolutions récentes : Vers une simplification maîtrisée 

Le projet d’amendement de l’ESRS 2, publié en juillet 2025, ne se contente pas de simplifier le reporting, il en clarifie la finalité. Derrière les exigences techniques, les tableaux de données et les blocs méthodologiques, une ambition se dessine : faire de la matérialité un levier de transformation stratégique

 

Une matérialité orientée action 

L’amendement insiste sur la nécessité de relier les impacts matériels à des politiques, actions, ressources, cibles et indicateurs (PAT). Il ne suffit plus d’identifier les enjeux : il faut démontrer comment l’entreprise les prend en charge. Les “General Disclosure Requirements (GDR-P, GDR-A, GDR-M, GDR-T) structurent cette logique d’action, en exigeant des informations concrètes sur les politiques adoptées, les actions mises en œuvre, les ressources allouées, les indicateurs suivis et les objectifs fixés

Cette approche renforce la cohérence du reporting et permet de suivre la trajectoire de transformation de l’entreprise. 

 

Une matérialité intégrée à la gouvernance 

Le standard revisité met également l’accent sur le rôle des instances dirigeantes. Les Disclosure Requirements GOV-1 à GOV-4 détaillent les responsabilités des organes de gouvernance dans la supervision des enjeux matériels, la définition des cibles, l’intégration dans les systèmes de contrôle interne. La matérialité devient ainsi un objet de pilotage, au même titre que les risques financiers ou opérationnels. 

 

Une matérialité connectée à la performance 

Enfin, le lien entre impacts matériels et effets financiers est renforcé. Le Disclosure Requirement SBM-3 exige que les entreprises décrivent comment leurs impacts, risques et opportunités interagissent avec leur stratégie, leur modèle économique et leur chaîne de valeur. Elles doivent aussi évaluer les effets financiers actuels et anticipés, qu’ils soient quantitatifs ou qualitatifs. Cette articulation entre durabilité et performance économique est au cœur de la logique de la double matérialité. 

 

En somme, la matérialité n’est plus un simple exercice de reporting. Elle devient une boussole stratégique, un outil de pilotage et un révélateur d’engagement. En comptabilisant leurs impacts, les entreprises ne se contentent pas de répondre à une obligation réglementaire : elles affirment leur rôle dans la transformation du monde.